Thabornacle
Une légende.
« Il y a des raids qui sont des aventures, d’autres qui sont des odyssées ». C’est par cette phrase que Sir Alexandre O. introduit le chapitre le plus glorieux de ses mémoires d’alpiniste.
Premier avertissement : ce texte n’est pas le plus synthétique des comptes rendus qui aient jamais été produits pour le Groupe Universitaire de Montagne et de Ski.
Deuxième avertissement : âme sensible s’abstenir. Bienvenue en haute montagne, milieu extrême.
Val Fréjus le 26 février 2016 : une cordée s’élance à l’assaut* du Mont Thabor. L’équipe est composée de Stéphanie, Amélie, Alix, Alexandre, Thierry, Mathieu, Bertrand (rédacteur démocratiquement désigné) et Georges.
* : on notera le caractère assez guerrier du vocabulaire adopté dans ce récit. Certes au XXIième siècle le bipède ne devrait plus envisager la montagne comme une conquête militaire mais lorsqu’on bascule en mode survie le cheminement peut s’apparenter à un combat !
Un combat ? Dès le départ c’en est un. En effet c’est dans une ambiance de jeu vidéo que nous devons remonter une piste qui en est une, de piste de ski j’entends, en évitant des skieurs casqués et Goprotés qui dévalent la pente avec un manque de maîtrise qui laisse songeur. De maîtrise et de courtoisie aussi – à moins que le terme « connard » soit un bonjour dans le dialecte d’un de ces touristes. Nous évitons le strike et survivons à cette première épreuve que la Nature a dressée devant nos spatules.
Ensuite c’est beau. La Combe des Roches est magnifique. Nous y croisons des Chamois qui nous saluent d’un petit mouvement de leurs cornes. Nous sentons la solitude dans ce lieu immense ; nous faisons la trace en nous disant que probablement aucun humain n’a arpenté cet espace depuis des années. Aucun humain, aucun gumiste, vraiment. Tout semble si sauvage ; nous sentons une forte émotion devant tant de beauté et notre cordée, revigorée par ce sentiment de fraternité et de sororité qui se diffuse ainsi dans de tels moments, grimpe d’un pas alerte vers l’objectif. Sir Alex ne peut d’ailleurs résister à un puissant désir d’introspection ; être en accord le plus parfait avec le lieu et l’instant ; il faut pour cela donner un peu de soi.
Au col de la Vallée étroite c’est une frontière qui nous attend. Jusqu’à il y a peu de temps cette ligne séparait la France et l’Italie mais une guerre et quelques mesquineries gauloises sont passées par là. Les Hautes Alpes s’en sont trouvées agrandies d’une vallée habitée par des italiens qui parlent italiens et cuisinent italiens pour notre plus grand bonheur.
Le refuge du Thabor vaut de l’or. Nous sommes bien accueillis et le repas est exquis. Seul un groupe de sympathiques grenoblois nous accompagne. Leurs propos nous semblent un peu affabulateurs cependant ; ils auraient vaincu le sommet du Mont Thabor le jour même. Je fais discrètement comprendre à notre vaillante cordée que c’est probablement le mal des montagnes qui fait tenir de tels propos délirants à ces pauvres hères errants.
Une soirée scratch-poum-tac s’ensuit. Du classique pour préparer un exploit alpin, quoi ! Pour plus d’explication il faudra vous adresser à mes collègues car moi ça m’a traumatisé cette affaire.
* * *
Samedi 27 février 2016 : levés avant l’aube, nous nous sustentons d’un frugal petit-déjeuner (thé, céréales, pain, confiture, pain d’épices, café, gâteau, chocolat, œufs brouillés, saucisses grillées, divers fromages et quelques dattes) avant de nous équiper.
Fort de mon expérience je sens que c’est le moment de donner des consignes claires à l’ensemble des troupes. Nous nous regroupons dans la salle d’armes après avoir chaussé nos brodequins.
« Alors voilà », dis-je, « si ça caille trop on redescend fissa en bas pour se faire un bon resto, mais si les conditions sont tops – c’est-à-dire soleil-sans-vent-sans-un-nuage-et 5°C-tout-du-long-avec-des-auberges-régulièrement-disposées-sur-le-parcours – alors là on est bien obligé de voir si éventuellement on peut essayer de tenter de nous diriger vers le sommet – ce qui ne signifie pas qu’on va tout en haut, que les choses soient bien claires ». Un frisson parcourt mon dos ; on vit des grands moments quand même parfois.
On sort dehors.
Là c’est le choc : un vent à décorner les Mammouths, une visibilité de terrier de castor (chercher l’erreur) et un froid à briser un iceberg en deux.
On se lance. J’aimerais m’arrêter car j’ai bien froid aux mains et puis aussi j’ai un peu le vertige. Sans compter le fait que je ne sais pas vraiment où on est et pas du tout où on doit aller. Mais je sens le groupe derrière moi, de jeunes pleins d’envies et d’énergie.
Nous atteignons (par hasard ?) le col de la Vallée étroite. Là j’avais préparé un discours sur l’effet Venturi et donc la vitesse encore plus abominable du vent ; je voulais aussi relater les dramatiques accidents dans la face Nord de l’Eiger (pauvre Toni Kurz) et puis les doigts qu’on a dû couper à Lachenal pendant la resdescente de l’Annapurna. Mais à ce moment rien ne s’est passé comme prévu. Thierry a pris la parole pour dire quelque chose comme : « ma foi les conditions ne sont pas si terribles ; mon p’tit bébert, puisque tu as reconnu la première partie de l’itinéraire on n’a qu’à avancer sans trop perdre de temps ». J’ai lancé un regard circulaire et je n’ai vu que des têtes qui approuvaient en remuant le menton de haut en bas et de bas en haut.
A cet instant j’ai sorti mon Grand Pouvoir de Stratégie et nous avons pu cheminer de point en point dans un enchevêtrement complexe de bosses et de creux. Note pour les non-initiés : en montagne c’est fou le nombre de bosses et de creux qu’on peut croiser !
Ici autant basculer dans le feu de l’action ; le présent de l’indicatif s’impose. Je reprends un peu confiance en moi car j’avais bien préparé mon G.P.S. jusqu’au Lac Peyron. Nous y arrivons. Je me retourne pour proposer une pause et c’est là qu’Alix me percute avec ses spatules. « On fait déjà une pause ?! Dis, bébert, à ce rythme-là on va y passer la semaine ! ». Là je voulais répondre une phrase assez longue sur la notion d’endurance et puis sur l’acclimation aussi quand Mathieu est passé devant sans s’arrêter ; le gaillard a pris les rênes et a fait une trace disons, correcte. Pas aussi régulière que la mienne, pas aussi esthétique, mais pas mal quand même.
Entre temps Amélie puis Alix puis Thierry puis Sir Alex puis Stéphanie puis Georges m’ont doublé. Entre deux respirations (mon cœur bat la chamade) je lance : « je vais assurer les arrières ; je fais serre-file, ok ? ».
Mathieu nous mène ainsi jusqu’au col des Méandes, sans fléchir. Thierry propose une pause. Enfin ! Je suis au rupteur. J’ai aussi l’impression que le groupe m’échappe un peu. Je m’avance un peu et là, horreur : il n’y a plus rien après le col ! C’est vide ; le néant ! Je me retourne, d’abord blême, puis je me reprends, réalisant la double opportunité : une reprise d’autorité et le retour en bas au plus vite. C’est à cet instant qu’Alix sort de son sac une corde qu’elle délove en 3 secondes ; pendant ce temps Stéphanie fait passer une des extrémités dans un anneau de rappel que je n’avais pas vu. Au même moment je réalise que mes acolytes sont en train d’enfiler leur baudrier. Quel embarras : je n’en ai pas. Tant pis, quitte à perdre la face, au moins ce sera une excellente raison pour faire demi-tour. J’annonce mon dénuement à la cantonade. Je n’en suis pas vraiment sûr mais à cet instant j’ai l’impression que Thierry, Alex, Stéphanie – et Mathieu aussi, se regardent furtivement et lèvent les yeux au ciel. J’ai dû rêver. Quoiqu’il en soit Stéphanie triture une sangle qu’elle me tend en me disant : « tiens, voilà qui fera l’affaire ». J’enfile le baudard de fortune et me crispe sur la corde en fermant les yeux. C’est Sir Alex qui me réceptionne en me disant que je suis arrivé et que je peux me désencorder.
Nous reprenons notre marche vers les hautes cimes dans un vent qui ne fait que se renforcer et une visibilité très courte, disons plutôt une invisibilité, ce sera plus parlant. Devant c’est Stéphanie et Alix qui font l’orientation et tiennent des propos étranges ; entre deux bourrasques j’entends « …tangente à la courbe… » ! Je ne savais pas qu’il fallait faire des mathématiques pour aller en montagne ! C’est dingue.
Ensuite elles se retrouvent face à un couloir de neige dure. Un vrai mur. Elles fixent leurs skis sur leur sac et s’encordent. Sic !
La pente extrêmement raide du couloir est en glace vive recouverte d’une neige poudreuse et instable. Alix et Stéphanie doivent évacuer des monceaux de neige. Elles déclenchent à chaque pas des avalanches qui s’écroulent bruyamment sous elles… et sur nous ! Cela me fait drôlement peur. J’aimerais bien être ailleurs. Mais ce n’est pas tout : des coulées de neige venues des pentes supérieures recouvrent sans cesse les marches qu’elles taillent à grand peine, les aveuglent et manquent les bousculer dans le vide.
Elles parviennent à franchir l’obstacle et nous suivons assurés – et rassurés – par la corde fixe qu’elles ont placée le long du couloir. En débouchant je crois voir comme corps mort le Monopoly que Sir Alex avait trimbalé dans son sac pour animer la prochaine soirée ! Je réalise que je ne suis plus lucide.
La situation m’échappe totalement. J’entends Amélie qui m’encourage à côté de moi : « Courage Bébert, nous ne sommes plus loin du sommet ».
Une demi-heure plus tard j’ai un giga coup de barre, je vois tout flou (MAM ? ophtalmie ?) et j’essaie un moment de poursuivre ma route à quatre pattes en tâtant la trace. Rapidement je me rends compte que cela ne va pas et me rassieds, attendant que quelqu’un passe pour me guider. Thierry me prend par la main en passant. Cela m’aide mais je me demande combien de temps cela va durer.
C’est alors que je distingue dans la tourmente toute l’équipe agglutinée autour d’une croix. Je n’ose y croire. Ça y est !
Le sommet !
Je suis dans un rêve. Ça semble tellement irréel. J’ai conquis le Mont Thabor, à force de volonté. Je plane ; un scherzo retentit à mes oreilles en même temps que l’horizon scintille comme une pluie de schillings. Je pense déjà à mon discours lors de la remise du Piolet d’Or. Je n’oublierai pas de mentionner mon équipe de porteurs ; c’est important pour eux.
J’entends alors une forte voix qui me dit : « Bébert, réveille-toi. La météo est pourrie. On redescend à Val Fréjus ». J’ouvre les yeux; il fait grand jour dans le dortoir; je m’entends répondre : « Ah, VOUS le sentez pas ? Bon, tant pis, je comprends. Descendons alors. »
Bébert le conquérant.
PS1: merci à Sylvain pour l’organisation.
PS2 : ce texte contient quelques extraits de « Carnets du Vertige » de Lionel Lachenal.
Bravo Bertrand pour ce récit aussi juste qu’enlevé. Des mots aussi beaux ne sauraient travestir la vérité.
Tchak pouet wiz !
On s’y croirait.
On notera aussi le sacrifice de Matt qui a failli perdre ses dix doigts en attrapant à main nue le dernier phoque endémique dans un lac gelé, et ce afin de fournir le groupe en viande (et aussi en peaux neuves…)
Au passage, on se rappellera aussi le fameux « j’ai le bout tout dur » lancé à table par Matthieu devant des Grenoblois médusés…
Impossible de ne pas aller au bout de ce récit… j hallucinais en imaginant Alix et Steph créant des avalanches! Bon je ne sais plus à quel moment j ai fini par comprendre … mais chapeau bėbėrt j ai failli tout gober mais ne reconnaissait plus mon club! 😉
je me disais aussi … Matt fait la trace, …ouai mais laquelle ?
Merci Bertrand pour tes talents d’écrivain, j’ai bien ri pour la Goproté et je veux bien qu’on me donne des précisions sur le scratch-poum-tac..aussi je te trouve un peu cruel envers ses pauvres « hères »….en plus errants.
vivement le prochain !